Durant cette dernière décennie, le développement des technologies numériques a radicalement impacté notre environnement avec l’extension des réseaux, l’apport d’une nouvelle dimension « sociale » et collaborative apportée au web, la multiplication des supports et la mobilité, ou encore le développement des applications pour smartphones. Le numérique n’est plus un secteur à part entière, il est inséré dans tous les champs d’activités sur les plans sociaux, culturels ou professionnels. L’enjeu désormais est de comprendre et d’anticiper cette « transformation » ou « transition » numérique dans notre conception des rapports sociaux, de notre système éducatif, du développement des territoires et de la gestion de nos systèmes démocratiques, ou du monde du travail avec l’émergence de nouveaux modèles organisationnels et économiques.

Ces « transformations » annoncent en réalité des mutations plus profondes. Les GAFA et grands acteurs de l’économie numérique promettent un monde entièrement connecté. La nouvelle économie est avant tout une économie de la donnée. La première valorisation marchande est celle du contrôle des données, condition sine qua non pour conquérir les marchés en cours et à venir. Les grandes compagnies, telles que Google, bâtissent leur plan de développement sur cette ambition. L’enjeu étant de multiplier les supports numériques, les technologies de captation de données et de construire des modèles virtuels du monde, où sont géolocalisés les sites et les individus en temps réel avec la captation de données toujours plus sensibles, à chaque moment de la journée, y compris des données liées aux relations sociales.

Le développement de nouveaux réseaux, l’intelligence artificielle, les nouvelles interfaces et technologies de captation de données ont ouvert ces nouvelles perspectives. L’accélération des avancées et fusion des champs scientifiques (désignés par l’acronyme « NBIC », c’est-à-dire Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et Sciences cognitives) promet une hybridation toujours plus grande entre l’homme et la technologie dans un environnement ultra-connecté, virtualisé et « augmenté ». Les objets et supports de notre environnement quotidien deviennent « connectables » et « intelligents » : mobilier, électroménager, ou encore automobile.

Les technologies numériques n’ont cessé aussi de gagner en mobilité, ergonomie et de se rapprocher du corps. Un mouvement engagé avec l’ordinateur portable, le développement de la téléphonie mobile ensuite. Mais l’enjeu aujourd’hui est lié au développement de supports numériques dits « wearables » qui se multiplient sur le corps (bracelets, lunettes, chaussures, textile connectés). équipés de ces nouveaux capteurs, ils apportent de nouvelles fonctionnalités, mesurent le nombre de pas, le rythme cardiaque, la température ainsi que diverses données physiologiques. Il n’y a plus d’interface physique : la communication est multisensorielle via de nouvelles interfaces, qui sont aussi un vaste champ de recherche, permettant de communiquer par la voix, les mouvements, voire de capter l’activité électrique du cerveau.

Les supports numériques sont de plus en plus « embarqués » mais l’enjeu est déjà pour certains acteurs de l’innovation de les « intégrer ». Des puces sous-cutanées sont commercialisées pour enregistrer les données d’identification du porteur. Google travaille sur un projet de pilule composée de nanoparticules qui circuleraient dans le sang pour détecter les problèmes de santé. Les fondateurs de la compagnie ne cachent pas non plus leur ambition de connecter les cerveaux de la planète au moteur de recherche en utilisant comme argument, la valorisation d’un modèle prédictif censé anticiper nos besoins et problèmes. Le discours de la plus-value et de l’augmentation est au cœur de la politique de promotion de ces innovations.

Ces avancées ouvrent des potentialités nouvelles en termes de médiation et de services, mais elles soulèvent de multiples interrogations éthiques et politiques sur la position hégémonique d’acteurs privés quant à l’accès et aux droits de propriété des données personnelles. Quelle vision de l’avenir de notre humanité ces stratégies de développement renvoient-elles ? Autant d’aspects qui sont traités au sein de la chaire UNESCO ITEN (notamment avec l’axe de recherche « Humanisme numérique »). Un réseau d’experts et de chercheurs est mis en place autour de ces questions afin d’analyser les problématiques soulevées par ces évolutions technologiques et de considérer les différentes politiques alternatives de développement durable, porteuses de valeurs humanistes et garantes des libertés du public, de l’intérêt général et des diversités culturelles.

Ces questions théoriques sont prolongées avec de l’expérimentation en vue de tester de nouvelles idées, grâce à la mise en place d’une méthodologie qui place au cœur du processus de création, l’analyse scientifique du projet, de son contexte, les usages et les valeurs portées.

De multiples projets sont ainsi développés en ateliers notamment avec les étudiants du master CEN (Création et édition Numériques). Dans le cadre d’un projet lié au concept de « ville intelligente », la conception de solutions collaboratives d’échanges de services citoyens a été précédée par un travail de veille et d’analyse des modèles proposés par ces villes nouvelles gérées par les « big datas ». L’équipe étudiante a imaginé un nouveau modèle de gestion de données où l’utilisateur contrôle ses données et détermine aussi avec qui il les partage avant de concevoir des interfaces et architectures en fonction de ces objectifs.

Avec la généralisation et la multiplication des supports numériques, il est essentiel d’analyser au préalable le contexte, les usages et les besoins puis de valider les modèles dans des scénarios d’usages « transmédias », associant dans la durée les médias numériques et traditionnels.

La conception de nouvelles infrastructures numériques est un champ d’expérimentation significatif de ce point de vue. Un projet de « bibliothèque du futur », intitulé « Vidya », élaboré par un groupe d’étudiants du master CEN en collaboration avec une école d’architecture, à l’occasion d’un appel à projets lancé par la région Île-de-France, a été précédée d’un large travail d’analyse préalable de l’architecture, de l’organisation et des valeurs portées par la bibliothèque dans son histoire pour la transmission du savoir, et de l’étude conjointe des nouvelles architectures et innovations dans ce champ.

Ce travail a permis de déterminer les valeurs que le projet architectural devait transmettre et les nouvelles dimensions qu’il pouvait proposer avec l’aide des nouvelles technologies numériques (approche collaborative, personnalisation, immersion, espaces de rencontres, d’édition, bâtiment écologique). L’architecture du bâtiment et les équipements ont été conçus ensuite en fonction de ces approches. L’ensemble du projet a été conceptualisé et validé avec des scénarios d’usage (à partir de profils types d’utilisateurs) simulant les modalités d’interactions (y compris avec les supports personnels et traditionnels), avant, pendant et après la visite.

La généralisation des technologies numériques, les multiples innovations, en particulier dans le champ des nouvelles interfaces et objets « intelligents », ouvrent de nouvelles perspectives, mais l’objectif est de s’interroger sur l’intelligence à y apporter.

Michel Agnola